Les cyclo-crossmen apprécieront cet article de Jean Louis TOUZET dans "LIBERATION du 3 février 1996". Pour les autres, ne
perdez peut être pas votre temps, je crains que seuls les amoureux des terrains gras peuvent s'y reconnaître.
Cyclo-cross, petite reine de coeur. A l'occasion du Mondial à Montreuil, le regard de l'entraîneur des Français.
Jean-Yves PLAISANCE: le cyclo-cross Français lui doit beaucoup!
L'oeil noir en haut de la butte regarde les silhouettes fumantes dans le matin glacé. Jean-Yves Plaisance, entraîneur de l'équipe de France, est aussi celui qui a inspiré le circuit «technique»
des championnats du monde qui se déroulent dimanche dans le parc de Montreau, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), sur un parcours de 3 kilomètres. Jean-Yves Plaisance est un quinquagénaire placide,
qui conduit en douceur ses six coureurs sur le terrain de la souffrance, avec des phrases qui repassent à la patte-mouille les nerfs à vif: «Allez, t'en fais pas, maintenant les dés sont jetés...
Repose-toi...»
Le sol de pierre du jardin public craque sous le redoux des dernières heures: «Quand le terrain est aussi dur que ça, le vélo talonne beaucoup. Les normes techniques sont toujours assez floues dans ce sport. Les boyaux sont légèrement larges, pourtant certains utilisent encore du matériel, à mon avis, bien trop rigide, alors que les efforts réclament de la souplesse. Le seul gros risque mécanique, c'est de déjanter. Les jeunes coureurs s'intéressent peu aux aspects techniques. Quand on descend un col sous la pluie, on dégongfle légèrement le boyau. Là, si le sol est mou, certains vont me demander ce qu'il faut faire...»
Les bicyclettes tressautent, remontent dans l'herbe rase avant de disparaître dans une fosse. Parcours de montagne russe pour Sisyphes en cuissards aimant le slalom paysager. Jean-Yves Plaisance guide depuis treize ans les coureurs français sur le gras des chemins creux, poursuivant chez eux le stress comme un chasseur de papillons. «Un coureur qui a peur est un coureur qui ne va pas récupérer de son effort, même si a priori il a les qualités athlétiques pour réussir dans un sport aussi violent que celui-là. Il doit d'abord ne pas céder à l'euphorie, au souffle des spectateurs, du public qui le touche du doigt. Puis il y a aussi, comme chez certains coureurs sur route, la peur de rouler dans le peloton.»
Pour Plaisance, le coureur idéalement préparé est celui qui abaisse son rythme cardiaque à la carte: «Il faut que l'amplitude entre le sommet et la vallée cardiaque soit le plus profond. Il faut ensuite répéter cette amplitude autant de fois qu'il y a de tours à parcourir. Le cyclo-cross est un sport sans répit, fait de ruptures brutales de rythme, sans cesse répétées. Pour gagner, le coureur doit avoir cet état d'esprit: je pars à fond et l'arrivée est 100 mètres plus loin. Il n'y a que les Italiens pour penser comme ça...»
En lisant les courbes cardiaques sur une heure de course (lire ci-contre), Jean-Yves Plaisance donne quelques vérités sur les forçats des champs: «Aujourd'hui, les coureurs ont de grands corps. Avant, on trouvait plus de petits gabarits. Or ceux-ci manquaient de puissance. Et sans puissance, la technique ne peut pas s'exprimer.» Dimanche, la moyenne cardiaque des coureurs en plein effort tournera autour de 180 pulsations/ minute. «Le coureur en pleine forme fait chuter son rythme cardiaque à 170-160 pulsations et peut ainsi gagner une demi-seconde par virage. On s'aperçoit que dans ce sport, les coureurs les plus âgés sont aussi les plus compétitifs. Il faut six, sept ans pour faire un coureur confirmé, huit pour en faire un champion. C'est un sport à longue maturation.»
Plaisance ne sait toujours pas comment s'opère le choix d'une vie sportive boueuse. Il dit «c'est l'envie», comme pour cacher la pudeur de ces coureurs que l'on feint de découvrir une fois l'an. «Pourtant, la saison est longue, de fin septembre à février. Ensuite, certains reprendront demain la route...»
Il regrette que dans les protocoles d'entraînement des coureurs sur route, le cyclo-cross soit aujourd'hui abandonné. «La spécialisation a laissé de côté la culture du rythme, le changement de tempo. C'est ce que voulait Cyrille Guimard, mais personne n'a repris vraiment cet aspect de la formation. Je me souviens que Bernard Hinault débutait sa saison par des parcours de cyclo.... Aujourd'hui, il n'est plus possible de prétendre remporter un titre mondial avec trois semaines d'entraînement. Les Belges, les Hollandais, les Suisses ou les Italiens y consacrent une saison pleine. Nous, en France, on joue encore bien souvent sur deux tableaux, route et cross, parce que dans le cross il y a peu d'argent à gagner, et ceux qui font une pleine saison possèdent un sponsor individuel.»
Plaisance aime à dire que le cyclocrossman «doit conscacrer 80% de son temps à rouler. Le reste du temps est réservé à des parcours types». Il laisse dire quand on lui met sous le nez «le manque de notorité du cyclo-cross», avoue sans trop y croire que «le cyclo-croos aurait peut-être besoin d'une figure du Tour de France...» Lui voudrait surtout que le monde de la route ne gobe pas l'exception culturelle du cyclo-cross. «Il y a de moins en moins de foyers de crossmen. En Belgique ou aux Pays-Bas, la culture du cyclo est très forte. En Suisse, ils sont aussi très forts. Ce sont des villageois, mais dès qu'ils quittent leur montagne, ils sont perdus... C'est un peu comme pour l'athlétisme, la piste a pris le gros des coureurs...» Plaisance aime par-dessus tout courir le monde des talus et glisser son corps au pied des buttes, là même où il lit les fissures cyclistes. «Quand la pente est trop raide, le coureur met le vélo à l'épaule. Ici, à Montreuil, il y a 10% du parcours qui se fait en portage. Un coureur avec un portage trop important est un coureur qui est physiquement mal en point, ou alors techniquement faible.»
Depuis longtemps, Plaisance a fait du cyclo-cross une niche fraternelle. Un endroit feutré, à l'abri des égoïsmes routiers. «On a su préserver des valeurs qui n'existent plus beaucoup dans le
milieu pro: la solidarité entre tous les coureurs, l'absence d'arrière-pensées. On est loin du côté donnant, donnant qu'il y a maintenant sur la route. C'est une raison pour laquelle certains
coureurs qui ont le talent pour faire une honnête carrière sur route restent dans le cyclo-cross. Contrairement aux équipes professionnelles, il n'y a pas a chez nous de plan précis de course, de
stratégie élaborée. Le meilleur coureur est toujours dans le groupe de tête, jamais seul devant, mais jamais très loin non plus de la quatrième, cinquième place. Regardez le troisième en course,
c'est souvent celui qui est le mieux placé pour l'emporter. Le bon cyclocrossman est un coureur spontané, qui va chercher à provoquer des cassures. En course, il n'est jamais possible de
calculer, de se mettre à l'abri, de se dire: je vais rétrograder pour me mettre à l'abri. Ce gars-là a déjà course perdue.»
Plaisance peine à trouver des repères pour mettre son sport sous l'échelle de l'effort. «Le ski de fond, peut-être... C'est un sport qui se rapprocherait de ce type d'effort. C'est une heure, au
maximum de ses capacités, passée à noyer le seuil de la souffrance.».